L’influence de l’Institute of Design : Yasuhiro Ishimoto ouvre un œil moderne
Formation à l’Institute of Design de Chicago :
Commençons par des données économiques.
Nous sommes en 1944, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale.
Les Gis commencent à rentrer au pays. Le gouvernement américain les aide à s’adapter à la vie civile en leur versant, grâce au GI Bill, le paiement des études universitaires et une année d’assurance-emploi.
L’industrie de la photo se porte extrêmement bien, aussi bien pour les reportages que pour la publicité, ce qui conduit de nombreux vétérans vers cette discipline.
Tout cela concourt à l’ouverture d’un enseignement spécifique à l’intérieur de l’Institute of Design de Chicago.
De plus Moholy-Nagy avait déjà élaboré des cours au sein du New Bauhaus. Les affaires reprennent !
Le Foundation Course
Vous vous imaginez peut-être que l’enseignement est comme celui que nous connaissons.
Les cours expliquent l’influence de chaque paramètre sur le triangle d’exposition, en s’appuyant sur des exemples tirés de la littérature photographique.
Ensuite, vous étudiez et essayez de reproduire plus ou moins maladroitement ce que vous avez vu.
Et bien non !
Ce n’est pas le genre de la philosophie du Bauhaus.
Pas de triangle d’exposition, l’école fonctionne sur la base d’ateliers où les élèves tentent de développer leurs créativités.
Comment ?
Pour cela, il est nécessaire de revenir à l’origine du concept du Bahaus au début du siècle initié par Walter Gropius.
Il s’inspire des loges médiévales rassemblant architectes, sculpteurs, artisans… afin de constituer une communauté de travail.
«Formons donc une nouvelle communauté d’ouvriers, dépourvue de l’arrogance de cette division en classes qui souhaite établir un mur d’orgueil entre les artisans et les artistes.
Concevons, élaborons et créons en commun la construction nouvelle de l’avenir qui embrassera tout en une forme unique, l’architecture, la sculpture, la peinture (…)» Walkter Gropius
Les enseignants sont appelés «Maître de forme» et «Maître artisan».
Maître de forme :
Ce rôle était occupé par des enseignants qui guidaient les étudiants sur le plan de l’esthétique, des concepts artistiques et de la théorie de la forme. Leur objectif était de développer le regard des étudiants, leur sensibilité artistique, et leur compréhension des éléments de base de la création (couleurs, formes, lignes, textures, etc.). Ils aidaient les étudiants à comprendre et expérimenter la nature des formes et à maîtriser les principes visuels, une approche très centrée sur la perception et l’exploration.
Maître d’artisan :
Ce rôle, en revanche, était davantage orienté vers la technique et la pratique artisanale. Les maîtres d’atelier étaient des spécialistes des matériaux et des méthodes de fabrication, guidant les étudiants dans la maîtrise de compétences pratiques comme le travail du métal, du bois, ou du verre ou la photographie selon l’atelier.
L’idée était d’encourager une compréhension directe et physique des matériaux, et de donner aux étudiants les outils pour transformer les idées esthétiques et formelles en objets concrets.
Mais pas que…
L’éducation en sciences humaines, appliquées, mathématiques, physiques et sociologie, entre autres, est proposée pendant les années universitaires.
Les journées devaient être légèrement bien remplies.
Pour faire simple, je vais me concentrer sur la partie photographie.
Les élèves débutent en apprentis, puis compagnons et peuvent devenir maîtres et débuter une carrière d’enseignant.
Les débuts pour les apprentis sont déconcertants.
La première année est celle du cours fondamental, les élèves expérimentent par la pluridisciplinarité des pratiques. Le dessin, la sculpture ainsi que la photographie sont au programme.
L’objectif est de découvrir son expression personnelle et en aucun cas imiter le professeur.
Pour la photographie, l’appareil photo n’intervient que tardivement.
Les premiers contacts se réalisent dans le laboratoire avec la chimie, et le papier afin d’élaborer des photogrammes.
Vous connaissez tous les premiers essais réalisés lors du premier contact avec la chambre noire…
Et bien, les élèves vont beaucoup plus loin. Ils comprennent le fonctionnement du papier, du révélateur et de la lumière. Cela leur permet de moduler les nuances de gris et les formes.
Dans la partie sur les problèmes, vous découvrirez quelques exemples qui donnent envie de reprendre le labo.
Pas besoin d’agrandisseur, une pièce sombre et en avant Guingamp !
Durant la seconde année, les élèves obtiennent une plus grande liberté d’interprétation des exercices donnés : les problèmes.
Les problèmes ? Quésaco ?
Patience, on abordera le sujet sous peu.
Dehors avec Harry Callahan
Cette formation sans appareil s’étend sur deux ans. Les élèves touchent à tout, du labo à la sculpture en passant par le graphisme.
À tel point que Yasuhiro se demandera quand il pourra enfin apprendre à faire des photos.
Diane Dufour, directrice du Bal, résume très bien la philosophie de l’école.
« Il y a cette idée, on forme initialement à la géométrie du monde ou de la création et on développe son talent personnel p
Car le plus important n’est pas de copier ou d’hériter du savoir des autres comme dans une académie, mais plutôt au contraire de trouver en soi la chose qui va s’imposer de manière singulière dans le langage du médium. »
Diane Dufour
Harry Callahan fait alors son entrée !
Mais non, pas l’inspecteur Harry des films de Clint Eastwood.
Celui dont je veux vous parler réalise ce genre de petites choses.
Harry Callahan est une figure de la photographie américaine au même titre qu’Aaron Siskind, dont nous avons déjà parlé dans l’article sur l’histoire de la Street Photo.
Pour la bonne bouche, une petite photo d’une façade de Chicago prise par Aaron Siskind.
Callahan intègre l’Institute of Design of Chicago dans les années 50 comme enseignant.
Allez, une petite citation du grand Callahan qui résume bien la formation reçue par Ishimoto :
C’était un programme fondé sur l’ignorance. L’important était de découvrir.
Harry Callahan
Harry va mettre ses élèves à la rue avec les exercices qu’ils réalisaient dans les ateliers de l’école. Il désire qu’ils confrontent la grammaire visuelle qu’ils ont apprise avec le mouvement de la rue, les paysages de neige (toujours galère à prendre en photo comme le couple de mariés).
Débutons, par un outil très utilisé durant les séances en studio, j’ai nommé :
Le modulateur de lumière
L’exercice du modulateur de lumière qui consiste à réaliser des sculptures
de papiers en trois dimensions dans l’atelier de sculpture puis à les photographier.
Fruit du travail en commun, il fut inventé par un élève.
Inventée par l’élève Nathan Lerner au cours de sa première année d’études au New Bauhaus en 1937-1938, elle se présente comme une boite en carton dont les côtés ont été perforés. Ces ouvertures sont utilisées pour suspendre des objets à l’intérieur et servent également à faire entrer une source lumineuse qui se réfléchit sur les objets et crée des images faites d’ombres et de lumières.
Agathe Canciellieri, expérimentez dans la rue. Chicago photographié par les élèves et les professeurs de l’Institute of Design (1946‑1969)
Tout simple, me direz-vous ?
Oui, mais c’est terriblement efficace pour sculpter la lumière et créer des volumes.
Jugez-en vous-même.
En plus des photogrammes et de la boite à lumière, le prisme qui permet la décomposition de la lumière faisait partie des éléments du studio des premiers temps.
Attaquons les autres problèmes dont je vous ai parlé un peu plus haut.
Les fameux problèmes !
Ils avaient pour but de faire toucher du doigt les propriétés de la photographie, la lumière, le contraste, le multiple, le volume, le mouvement mais aussi ce que nous connaissons de moins en moins : le développement.
Les photogrammes
Si vous avez un peu pratiqué le laboratoire, vous connaissez le petit jeu consistant à poser sa main sur la feuille durant l’exposition puis à révéler le résultat.
Ici c’est la même chose.
Cela permet de découvrir les notions de temps d’exposition sur le niveau de gris, la diffusion par la hauteur du sujet et bien d’autres choses avec des caches troués par exemple pour focaliser le rayon lumineux.
Pas dégueu le résultat !
Je me demandais comment il avait pu créer cette image.
J’imagine une méthode :
La lumière passe à travers un profil découpé dans du carton.
Ce que je ne m’explique pas, ce sont les diffusions qui augmentent lorsque la taille diminue.
Ce qui semble pas possible avec un seul masque.
Plus on augmente la distance entre le masque et la feuille, plus la diffusion augmente mais aussi la taille !
Ici c’est l’inverse.
Les pros du labo, si vous avez une idée, je suis preneur…
Le Contour Lighting
Cet exercice est une déclinaison du light drawing, les élèves photographiaient les traces laissées par un rayon lumineux en mouvement.
On connait, cela se fait toujours…
Ici, il faut faire deviner la forme ou sa forme déformée à partir de son ombre.
Bel exemple avec cette image de 1948-1952, l’homme devient sa propre ombre !
Le problème du ciel.
Callahan crée ce problème pour s’assurer que ses étudiants produisent des négatifs sans poussière ni tache.
Pour cela, il demande des photos dont le ciel occupe 80 % de la surface !
En termes techniques, cela nécessite de savoir nettoyer l’appareil photo et les négatifs, ainsi que de maîtriser la mesure de la lumière et la restitution des différentes nuances, en particulier celles des ciels.
Côté création, les étudiants transforment le mobilier urbain (lampadaire, fil électrique, cheminée, panneau publicitaire…) dans la noirceur qui contraste avec le ciel.
Les artistes utilisent le même principe avec la neige.
Je n’ai pas trouvé d’exemple direct dans les bouquins d’Ishimoto.
Les photos de neiges pouvaient faire l’affaire, mais je préfère vous faire découvrir un autre élève de l’Institute of Design de Chicago :
Ferenc Berko
Et puis comme je suis sympa, je vous partage aussi une de mes préférées de Berko
Le gamma infinitE problem
Ou plus simplement en français : le contraste maximum.
En explorant les défis liés au négatif, à l’exposition et au développement, Callahan cherche aussi à éveiller une sensibilité artistique chez l’élève.
Il utilise pour l’exercice du «gamma infinity problem» – qui consiste à développer une pellicule sous-exposée pendant deux heures ou plus – et le «water-bath problem», une technique pour tirer le meilleur d’un sujet très contrasté en vue d’en révéler tous les détails.
Deux heures !
J’ai fait quelques expérimentations avec mes négatifs, mais là, je suis sur le c..
L’idée est que plus le temps de développement est long, plus le négatif est dense.
Mais deux heures !
Je vous promets d’essayer un jour…
L’exemple de Merry Renk
Le développement devient alors un moyen de réinterpréter l’image et de lui donner une touche unique.
Pour cet exercice, l’élève doit photographier le même sujet, selon la même composition, avec trois expositions différentes : une sous-exposée, une surexposée et une équilibrée entre les deux.
Cette méthode, qui existait déjà avant Callahan, met en évidence l’impact des tonalités sur le résultat final.
Callahan pousse ensuite ses élèves à choisir le meilleur tirage, non pas sur des critères purement techniques, mais en s’appuyant sur leur sensibilité visuelle pour déterminer lequel capture le mieux l’essence du sujet.
Un bon exemple de cet enseignement est celui de Merry Renk, qui a photographié un morceau de bois échoué sur des dunes dans l’Indiana, au sud de Chicago. Elle choisit d’abord un tirage équilibré, où elle retrouve une large palette de gris, de noirs et de blancs.
Mais Callahan l’oriente vers la version surexposée, qu’il trouve plus poétique et délicate.
Elle en retire une grande leçon :
« Il m’a appris à voir avec l’œil d’un photographe créatif. Il m’a expliqué pourquoi ce tirage, avec sa ligne lumineuse, révélait une plus grande beauté pour ce paysage, parce qu’il transformait le morceau de bois en ligne de dessin lumineuse. »
Merry Renk
L’exercice de la texture – Structure
Il consiste à photographier en macro d’éléments urbains afin d’en révéler les tonalités et la structure.
Portes en bois, affiches lacérées, etc.
Allez, quelques exemples
Le problème de la nature
Le problème est tout simple et assez connu.
Il s’agit de photographier par exemple le vent, ou les traces laissées par celui-ci sur l’environnement.
Un petit exemple sorti du bouquin :
Pensez aussi aux rides laissées sur un lac ou un fleuve.
Alors ?
Prêt pour tenter quelques exercices à la manière du New Bauhaus ?
Difficile ?
Mais non!
Dans tous les cas, après ces exemples, je suis certain que lors de l’édition ou des prises de vue, une idée va surgir et vous faire voir autrement.
Si vous désirez découvrir d’autres exercices ou photographes (ça vaut le coup), je vous conseille :
Une nouvelle vision américaine : le département photographique de l’Institute of Design de Chicago, de 1946 à 1972.
La photographie comme extension de l’architecture :
Si vous êtes allé visiter l’exposition du Bal ou si vous avez pu consulter le bouquin de l’exposition et particulièrement les images d’architecture, une chose saute aux yeux : ce n’est pas seulement joli…
Les formes, la lumière et l’espace s’harmonisent.
Ses images respirent indéniablement l’architecture.
Harry Callahan poussait ses élèves dehors et un quartier de Chicago fut un centre d’intérêt pour eux : Le Loop.
Le Loop est le quartier moderne de Chicago, l’un des plus importants des États-Unis.
La lumière très froide du nord du pays s’infiltre au travers des grands buildings du centre, donnant un théâtre d’ombre et de lumière où les passants évoluent.
Il ne les a pas seulement photographiés, il les a réinterprétés.
Ishimoto possédait deux cultures : japonaise et américaine.
Faire un détour sur une notion propre à la culture nippone qui influencera certainement ses images d’architecture s’avère peut-être intéressant.
Le concept du « Ma »
Dans la culture japonaise, le terme «Ma» désigne l’espace vacant, l’intervalle ou la pause qui sépare deux éléments.
Ce n’est pas juste un vide insignifiant, mais un espace plein de potentiel, une sorte de souffle qui rythme et donne du sens à l’ensemble.
« Au Japon, les notions de temps et d’espace sont unies dans un seul concept traduit par le mot ma… Il n’existe aucune différence entre les deux notions de temps et d’espace telles que les perçoivent les Européens…
Ce concept est le fondement même de l’environnement, de la création artistique et de la vie quotidienne au point que l’architecture, l’art, la musique, le théâtre, l’art des jardins sont tous appelés des arts
ma. »
Roland Barthes
Ishimoto a été profondément influencé par Le Ma dans sa manière de composer et de cadrer ses photographies. Il ne cherchait pas seulement à capturer des bâtiments ou des formes géométriques parfaites ; il mettait en lumière les vides entre ces structures, les espaces intermédiaires qui donnent vie à l’architecture.
Dans ses photos, l’espace n’est jamais simplement «rempli» par des objets ou des éléments visuels.
Au contraire, il joue un rôle aussi important que les lignes ou les formes elles-mêmes.
Pour la bonne bouche, j’ajoute quelques images de la villa impériale Katsura.
Ishimoto photographie les aplats de papier translucide, les panneaux de bois, et les cours d’eau de la villa, mais toujours en laissant de l’air, de l’espace entre ces éléments.
Très souvent lorsque je regarde mes images, je trouve qu’il manque d’air, d’espace, l’image ne respire pas.
La notion du « Ma », que je ne possède pas, constitue peut-être une justification venue du soleil levant.
Les élèves de l’école sont nombreux, mais Yasuhiro Ishimoto laissa une empreinte particulière due à sa double nationalité.
On creuse le sujet ?